Nos handicaps invisibles, une histoire qui commence et se termine dans un vélo cargo
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Lorsque je suis partie en vacances à l’île de Ré en 2019, je me suis tordu la cheville dès le 2e jour. Comme nous ne voulions pas annuler tout notre programme et que j’ai des amies formidables, je me suis retrouvée trimballée dans le cargo d’un vélo triporteur pour une journée inoubliable autour de l’île. C’est à cette occasion que, pour la première fois, j’ai fait l’expérience du handicap invisible.
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Assise les deux pieds dans le cargo, j’ai entendu de très nombreux cyclistes ou piétons commenter à notre passage : « Eh ben, tranquille ! On s’embête pas ! » et autres remarques du même acabit. Toujours un brin moqueurs, tous ces gens se seraient assurément offusqués d’un « Oh ça va, c’est pour rire ! » si j’avais répliqué. Sitôt que j’étendais ma jambe pour soulager ma cheville tordue et qu’apparaissait mon attelle, les commentaires changeaient radicalement pour se montrer plus compatissants ou admiratifs de l’idée géniale que mes amies et moi avions eue : le triporteur.
J’aimerais pouvoir dire que l’expérience n’est pas significative, qu’il s’agit là seulement d’un comportement de vacanciers à l’île de Ré. Pourtant, j’ai curieusement vécu la même situation lors des dernières années de vie de mon chien : lorsqu’il a commencé à beaucoup vieillir, je le portais par moments dans un sac à dos spécial plutôt que d’abandonner complètement les longues balades ou les vacances avec lui. Et là encore, les mêmes réflexions d’inconnus sur sa prétendue fainéantise. Ce n’est que lorsque j’expliquais son grand âge, que les commentaires se faisaient plus compréhensifs.
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On pourrait en conclure que « les gens » sont bêtes et jugent à l’emporte-pièce, et s’arrêter là. (Même si on est toujours « le gens de quelqu’un »…) On pourrait aussi réfléchir à la place du handicap invisible dans la société, que les statistiques évaluent à 9 millions de personnes. J’aimerais pourtant évoquer une autre forme d’invisibilité du handicap : le handicap invisible à soi-même.
Les paresseux et les paresseuses ?
Au début de ma pratique, j’ai reçu en rendez-vous une jeune lycéenne (les détails ont été modifiés pour préserver la confidentialité) qui s’est présentée d’elle-même comme « fainéante ». Elle ne finissait jamais ses devoirs sur table, n’écrivait jamais plus que quelques paragraphes. Les relations avec l’un de ses parents étaient aussi un peu difficiles et elle avait totalement intériorisé l’étiquette de « partisane du moindre effort » qu’on lui avait collée. Pourtant, elle était très vive à l’oral, développait bien sa réflexion et était plutôt intéressée par ce qu’elle faisait à l’école. Après quelques questions sur ce sujet de la paresse en devoir, toutes mes alarmes se sont allumées (si vous travaillez dans n’importe quel métier de relation à l’autre, vous savez de quelle sensation je parle…) et je lui ai demandé de passer un bilan psychomoteur. Ledit bilan a mis en évidence un véritable trouble du geste graphique avec lenteur et douleur permanente à l’écriture. Elle n’était pas paresseuse, elle avait mal.
Un suivi ergothérapeutique et un PAP plus tard, elle prenait tous ses cours et écrivait toutes ses évaluations à l’ordinateur, ses notes étaient remontées et elle n’est plus venue me voir. Depuis, j’enquête systématiquement (par des questions, et parfois par une demande de bilan psychomoteur/orthophonique) dès que surgit la phrase « il/elle n’aime pas écrire » en première séance. Les raisons peuvent être multiples et parfois c’est juste un manque d’aisance ou de confiance, mais il arrive aussi que ce soit un handicap invisible. (J’utilise le mot au sens large pour y inclure, notamment, les troubles dys.)
La difficulté du handicap invisible, c’est qu’il se heurte à la croyance partagée du « je fonctionne comme les autres et les autres fonctionnent comme moi ». Et lorsque cette croyance est contredite par les faits, on a souvent recours à la même explication : le manque d’effort et de volonté. « Je lui disais tout le temps de faire un effort et de se concentrer, maintenant je m’en veux un peu », m’a dit un jour ce parent à propos de son fils qui venait d’être diagnostiqué dyspraxique.
Le paradoxe avec cette notion d’effort dans le handicap invisible, c’est que les personnes qui en sont atteintes peuvent être vues comme « fainéantes » alors qu’elles sont en fait déjà au-dessus du niveau d’effort moyen.
Prenez un temps de pause et imaginez-vous que vous portez des gants. Pas des gants bien ajustés qui épousent la forme de votre main, non. Imaginez que vous portez des moufles, en laine, bien épaisses. Maintenant, imaginez que je vous demande d’ouvrir cette poignée ronde qui glisse, je suis derrière vous, je vous presse : « Allez, mais concentre-toi, fais un effort ! C’est pas compliqué quand même ! » Que ressentez-vous ? Probablement de la rage, une baisse d’estime de vous, voire de la tristesse. Et si vos moufles sont invisibles pour vous, vous en concluez que vous êtes nul(le). Et que oui, vous ne faites sans doute pas assez d’efforts.
À la recherche de l’équilibre
Pendant plus de 30 ans, j’ai cru que je n’avais pas le goût de l’effort physique. Me déplacer à vélo ? Trop dur. Courir ? Trop dur. Faire des randonnées avec du dénivelé et des chemins accidentés ? J’adore la nature et marcher mais que sur des sentiers, sinon trop dur. Trop dur, parce que trop fatigant physiquement mais aussi mentalement. Et puis, à 35 ans, j’ai passé un bilan psychomoteur « pour écarter un problème » (ai-je dit à la psychomotricienne…) qui a mis en évidence des difficultés psychomotrices majeures en équilibre et coordination. « Objectivement, vous galérez ! », m’a dit la professionnelle avec beaucoup de naturel…
Et voilà, moi qui croyais fonctionner comme les autres, moi qui croyais que ces fameux autres avaient un goût de l’effort (et de la souffrance!) dans le sport que je n’avais pas par manque de volonté (ou de masochisme?), j’ai découvert que j’étais déjà dans l’effort permanent. Comme si je passais ma vie avec des balles en mousse sous les semelles, toujours à lutter un peu plus que les autres contre la gravité, toujours en tension pour ne pas trébucher.
Cette révélation personnelle a aussi été une révélation professionnelle, parce que comprendre et compatir intellectuellement ne sera jamais aussi profitable que comprendre et compatir par l’expérience. Je ne pense pas que ça ait changé mes paroles ou ma pratique en séance ou en formation, mais ça a changé comment je reçois les difficultés que l’on partage avec moi ou que je devine. Et ça m’a rendue sans doute plus perceptive.
Le titre de cette longue réflexion annonçait une fin en vélo cargo. Pourquoi ? Parce que reconnaître ce handicap invisible et faire exploser la croyance de « l’effort » m’a permis de créer mes propres solutions et d’acheter… un vélo cargo qui a cet atout précieux : trois roues ! Savoir que j’ai un trouble de l’équilibre m’a naturellement amenée à éliminer de l’équation ce qui me demandait tant de concentration et de fatigue à vélo. Avec 3000 kilomètres roulés cette année, par tous les temps et dans toutes les situations, je pense qu’on peut dire que mon triporteur est devenu le symbole d’un équilibre non pas retrouvé, mais créé.
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Le mot de la fin : attention à la notion de l’effort, les personnes avec handicap invisible font souvent déjà beaucoup plus d’efforts que les autres et parfois sans le savoir. Savoir permet de trouver des solutions, de respecter ses limites et de les faire respecter. Le pire handicap invisible est peut-être celui qui est invisible pour soi-même.
This work © 2023 by Amandine Sourisse / Eulexis is licensed under CC BY-NC-ND 4.0